W.

We believe that what we read is true by Paul Veyne

History is also a novel containing deeds and proper names, and we have seen that, while reading, we believe that what we read is true. Only afterward do we call it fiction, and even then we must belong to a society in which the idea of fiction obtains.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths? :
An Essay on the Constitutive Imagination,
Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 102

L’histoire est aussi un roman, avec des faits et des noms propres, et nous avons vu qu’on croit vrai tout ce qu’on lit pendant qu’on le lit ; on ne le répute fiction qu’après, et encore faut-il qu’on appartienne à une société dans laquelle l’idée de fiction existe.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 113

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 113

C.

Creating an imaginary truth for himself by Paul Veyne

Truth is Balkanized by forces and blocked by forces. Worship and love of the sovereign reflect the efforts of the subjugated to gain the upper hand: “Since I love him, therefore he must wish me no harm.” (A German friend told me that his father had voted for Hitler to reassure himself; since I vote for him, Jew that I am, it is because in his heart he believes as I do.) And, if the emperor demanded or, more often, allowed himself to be worshiped, this served as “threatening information.” Since he can be worshiped, let no one think to contest his authority. The Egyptian theologians who elaborated a whole ideology of the king-god must indeed have had some interest in doing so, even if it were only to provide themselves with an uplifting novel. Under France’s Old Regime, people believed and wanted to believe in the king’s kindness and that the entire problem was the fault of his ministers. If this were not the case, all was lost, since one could not hope to expel the king the way one could remove a mere minister. As we see, causality is always at work, even among those who supposedly undergo its effects. The master does not inculcate an ideology in the slave; he has only to show that he is more powerful. The slave will do what he can to react, even creating an imaginary truth for himself. The slave undertakes what Léon Festinger -a psychologist with an innate shrewdness, whose insights are instructive – calls a reduction of dissonance.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths? :
An Essay on the Constitutive Imagination,
Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 90 – 91

La Vérité est balkanisée par des forces et bloquée par des forces. L’adoration et l‘amour du souverain sont des efforts impuissants pour reprendre le dessus sur la soumission: « puisque je l’aime, il ne me veut donc pas de mal ». (Un ami allemand m’a raconté que son père avait voté pour Hitler pour se rassurer : puisque je vote pour lui, tout juif que je suis, c’est donc qu’au fond il pense com- me moi). Et, si l’empereur se faisait ou, plus souvent, se laissait adorer, cela servait d’« information de menace» : puisqu’il est adorable, que nul ne s’avise de contester son autorité. Les théologiens égyptiens qui ont élaboré toute une idéologie du roi-dieu devaient bien avoir quelque intérêt à le faire, ne serait-ce que celui de se donner un roman exaltant. Sous notre Ancien Régime, on croyait, on voulait croire à la bonté du roi, tout le mal ne venant que de ses ministres; sinon, ce serait à désespérer de tout, puis- qu’on ne pouvait espérer chasser le roi comme on chasse un simple ministre. Comme on voit, la causalité est toujours active, même chez les prétendus causés: le maître n’inculque pas une idéologie à l’esclave, il lui suffit de se montrer plus puissant que lui; l’esclave fera ce qu’il pourra pour réagir, serait-ce en se forgeant une vérité imaginaire. L’esclave procède à ce que Leon Festinger, psychologue instructif, car né malin, appelle une réduction de la dissonance.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 101

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 101

T.

The fear of the ghosts by Paul Veyne

In a passage in Das Heilige, Rudolf Otto analyzes the fear of ghosts. To be exact, if we thought about ghosts with the same mind that makes us think about physical facts, we would not be afraid of them, or at least not in the same way. We would be afraid as we would be of a revolver or of a vicious dog, while the fear of ghosts is the fear of the intrusion of a different world. For my part, I hold ghosts to be simple fictions but perceive their truth nonetheless. I am almost neurotically afraid of them, and the months I spent sorting through the papers of a dead friend were an extended nightmare. At the very moment I type these pages I feel the hairs stand up on the back of my neck. Nothing would reassure me more than to learn that ghosts “really” exist. Then they would be a phenomenon like any other, which could be studied with the right instruments, a camera or a Geiger counter. This is why science fiction, far from frightening me, delightfully reassures me.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths? :
An Essay on the Constitutive Imagination,
Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 88

Dans Das Heilige, Rudolf Otto analyse au passage la peur des fantômes. Pré- cisément: si nous pensions les fantômes avec le même esprit qui nous fait penser les faits physiques, nous n’en aurions pas peur, ou du moins pas de la même manière; nous en aurions peur comme d’un revolver ou d’un chien méchant, alors que la peur des fantomes est peur devant l’intrusion d’un monde autre. Pour ma part, je répute les fantômes pour de simples fictions, mais je n’en éprouve pas moins leur vérité : j’ai d’eux une peur presque névrotique et les mois que j’ai passés à trier les papiers d’un ami mort furent un long cauchemar; au moment même où je dactylographie les présentes phrases, une aigrette de terreur commence à s’élever sur ma nuque. Rien ne me rassurerait davantage que d’apprendre que les fantômes existent « réellement »: ils seraient alors un phénoméne comme les autres, qu’on étudierait avec les instruments adéquats, caméra ou compteur Geiger. C’est pourquoi la science-fiction, loin de me faire peur, me rassure délicieusement.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 98

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 98

C.

Contradictory truths don’t reside in the same mind by Paul Veyne

Since interests and truths do not arise from “reality” or a powerful infrastructure but are jointly limited by the programs of chance, it would be giving them too much credit to think that the eventual contradiction between them is disturbing. Contradictory truths do not reside in the same mind – only different programs, each of which encloses different truths and interests, even if these truths have the same name. I know a doctor who is a passionate homeopath but who nonetheless has the wisdom to prescribe antibiotics in serious cases; he reserves homeopathy for mild or hopeless situations. His good faith is whole, I attest to it. On the one hand, he wants to take pleasure in unorthodox medicines, and, on the other, he is of the opinion that the interest of both doctor and patient is that the patient recovers. These two programs neither contradict each other nor have anything in common, and the apparent contradiction emerges only by taking the corresponding truths literally, which demand that one be a homeopath or not. But truths are not sprinkled like stars on the celestial sphere; they are the point of light that appears at the end of the telescope of a program, and so two different truths obviously correspond to two different programs, even if they go by the same name.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths? : An Essay on the Constitutive Imagination,
Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 86

Puisque intérêts et vérités ne proviennent pas de « la» réalité ni d’une puissante infrastructure, mais sont bornés conjointement par des programmes de hasard, ce serait leur faire trop d’honneur que de penser que leur éventuelle contradiction est troublante: il n’y a pas de vérités contradictoires en un même cerveau, mais seulement des programmes différents, qui enserrent chacun des vérités et des intérêts différents, même si ces vérités portent le même nom. Je connais un médecin qui, homéopathe avec passion, a pourtant la sagesse de prescrire des antibiotiques lorsque la maladie est grave : il réserve l’homéopathie aux cas anodins ou désespérés; sa bonne foi est entière, je le garantis: il a envie de s’enchanter de médecines non conformistes, d’une part, et, de l’au- tre, il estime que l’intérêt du médecin et celui du malade sont que le malade guérisse; ces deux programmes n’ont rien de contradictoire ni même de commun et la contradiction apparente n’est que dans la lettre des vérités correspondantes, qui veut qu’on soit homéopathe ou qu’on ne le soit pas. Mais les vérités ne sont pas inscrites comme des étoiles sur la sphère céleste: elles sont le petit rond de lumière qui apparaît au bout de la lunette d’un program- me, si bien qu’à deux programmes différents correspondent évidemment deux vérités différentes, même si leur nom est le même.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 96

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 96

C.

Coexistence of contradictory truths in the same mind by Paul Veyne

Compared to the Christian or Marxist centuries, Antiquity often has a Voltairean air. Two soothsayers cannot meet without smirking at each other, writes Cicero. I feel I am becoming a god, said a dying emperor.
This poses a general problem. Like the Dorzé, who imagine both that the leopard fasts and that one must be on guard against him everyday, the Greeks believe and do not believe in their myths. They believe in them, but they use them and cease believing at the point where their interest in believing ends. It should he added in their defense that their bad faith resided in their belief rather than in their ulterior motives. Myth was nothing more than a superstition of the half-literate, which the learned culled into question. The coexistence of contradictory truths in the same mind is nonetheless a universal fact. Lévi-Strauss’s sorcerer believes in his magic and cynically manipulates it. According to Bergson, the magician resorts to magic only when no sure technical recipes exist. The Greeks question the Pythia and know that sometimes this prophetess makes propaganda for Persia or Macedonia; the Romans fix their state religion for political purposes by throwing sacred fowl into the water if these do not furnish the necessary predictions: and all peoples give their oracles – or their statistical data – a nudge to confirm what they wish to believe. Heaven helps those who help themselves; Paradise, but the later the better. How could one not be tempted to speak of ideology here?

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 83_84

Comparée aux siècles chrétiens ou marxistes, l’Antiquité a souvent un air voltairien; deux augures ne peuvent se rencontrer sans sourire l’un de l’autre, écrit Cicéron; je sens que je deviens un dieu, disait un empereur agonisant.
Ce qui pose un problème général. Tels les Dorzé qui estiment à la fois que le léopard jeûne et qu’il faut se garder de lui tous les jours, les Grecs croient et ne croient pas à leurs mythes; ils croient, mais ils s’en servent et ils cessent d’y croire là où ils n’y ont plus intérêt ; il faut ajouter, à leur décharge, que leur mauvaise foi résidait plutôt dans la croyance que dans l’utilisation intéres- sée: le mythe n’était plus qu’une superstition de demi-lettrés, que les doctes révoquaient en doute. La coexistence en une même tête de vérités contradictoires n’en est pas moins un fait universel. Le sorcier de Lévi-Strauss croit à sa magie et la manipule cynique- ment, le magicien selon Bergson ne recourt à la magie que là où il n’existe pas de recettes techniques assurées, les Grecs interrogent la Pythie et savent qu’il arrive à cette prophétesse de faire de la propagande pour la Perse ou la Macédoine, les Romains truquent leur religion d’Etat à des fins politiques, jettent à l’eau les poulets sacrés s’ils ne prédisent pas ce qu’il faudrait, et tous les peuples donnent un coup de pouce à leurs oracles ou à leurs indices statis- tiques pour se faire confirmer ce qu’ils désirent croire. Aide-toi, le ciel t’aidera; le Paradis, mais le plus tard possible. Comment ne serait-on pas tenté de parler ici d’idéologie?

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 94

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 94

&.

“Although it was not true, it was well said” by Paul Veyne

To say that, as a consequence, myth became a political ideology is not false, but it does not help us very much. A detail leads us beyond these generalities: the Greeks often seem not to believe very much in their political myths and were the first to laugh at them when they flaunted them on ceremonial occasions. Their use of etiology was formal; in fact, myth had become rhetorical truth. One imagines, then, that what they felt was less disbelief, strictly speaking, than a feeling of conventionality or derision in response to the fixed character of this mythology. Hence, a special modality of belief: the content of set speeches was perceived not as true or, moreover, as false, but as verbal. The obligations of this “stock language” devolve not to the side of political power but to an institution peculiar to the period: rhetoric. Nevertheless, interested parties were not against it, for they could distinguish between the letter and the good intention: although it was not true, it was well said.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 79

Dire que, par conséquent, le mythe était devenu une idéologie politique n’est même pas faux, mais demeure peu instructif. Un détail mène au-delà de ces généralités : les Grecs semblent souvent ne pas avoir cru beaucoup à leurs mythes politiques et ils étaient les premiers à en rire lorsqu’ils les étalaient en cérémonie. Ils faisaient un usage cérémoniel de l’aitiologie; en effet, le mythe était devenu vérité rhétorique. On devine alors qu’ils éprouvaient moins de l’incroyance, à proprement parler, qu’un sentiment de convention ou de dérision devant le caractère convenu de cette mythologie. D’où une modalité particulière de croyance: le contenu des discours d’apparat n’était pas senti comme vrai et pas davantage comme faux, mais comme verbal. Les responsabilités de cette « langue de bois » ne sont pas du côté des pouvoirs politiques, mais d’une institution propre à cette époque, à savoir la rhétorique. Les intéressés n’étaient pas contre pour autant, car ils savaient distinguer la lettre et la bonne intention: si ce n’était pas vrai, c’était bien trouvé.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 89

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 89

R.

Relationships among truths are relationships of force by Paul Veyne

One does not know what one does not have the right to ask* (whence the sincere blindness of so many husbands and parents), and one does not doubt what others believe, if they are respected. Relationships among truths are relationships of force. This is the root of what is called bad faith.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, p. 41

On ne sait pas ce qu’on n’a pas le droit de chercher à savoir (d’où la sincère cécité de tant de maris ou de parents) et on ne doute pas de ce que d’autres croient, s’ils sont à respecter : les rapports entre vérités sont des rapports de force. D’où ce qu’on appelle la mauvaise foi.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 52

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 52

*Here, we disagree with the translation. In french, Veyne has written “the right to look to know“, which has the advantage not introducing “ask” concept.

H.

Historians can never predict anything by Paul Veyne

Thus, historians and sociologists can never predict anything and can always be right. As Bergson writes in his admirable study on the possible and the real, the inventive nature of becoming is such that it is only by a retrospective illusion that the possible seems to exist prior to the real : “How can we not see that if the event is always explained after the fact by such and such antecedent events, a completely different event would also be equally explained, in the same circumstances, by antecedents otherwise chosen-how to put it? by the same antecedents broken down, distributed, and perceived in a different way and, finally, by retrospective attention?” So let us not get too impassioned for or against the post eventum analysis of the causal structures among the student population of Nanterre in April, 1968. In May of 1968 or July of 1789, if the revolutionaries had for some minor reason discovered a passion for a new religiosity, after the fact we would probably be able to find, in their mentalité, a means of making this fashion understandable. The simplest way is still to conveniently break down the event rather than the causes. If May of 1968 is an explosion of dissatisfaction with the administration (surrounded, alas, by a charade which, being exaggerated, does not truly exist), the true explanation of May, 1968, will assuredly be the poor administrative organization of the university system of the time.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 36-37

Aussi les historiens et les sociologues peuvent-ils ne jamais rien prévoir et avoir toujours raison; comme l’écrit Bergson dans son admirable étude sur le possible et le réel, l’inventivité du devenir est telle que le possible ne semble préexister au réel que par une illusion rétrospective: “Comment ne pas voir que si l’événement s’explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circonstances, par des antécédents autrement choisis que dis-je ? par les mêmes antécédents autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus, enfin, par l’attention rétrospective ?” Aussi ne nous passionnerons nous pas pour ou contre l’analyse post eventum des structures causales dans la population étudiante de Nan- terre en avril 1968; en mai 68 ou en juillet 89, si les révolutionnaires, par quelque petite cause, avaient inventé de s’enflammer pour une religiosité nouvelle, nous trouverions bien, dans leur mentalité, le moyen de rendre cette mode compréhensible après coup. Le plus simple est encore de découper commodément l’événement lui-même plutôt que ses causes: si mai 68 est une explosion de mécontentement administratif (entouré, hélas ! d’une chienlit qui, étant exagérée, n’existe pas vraiment), la vraie explication de mai 68 sera assurément la mauvaise organisation administrative du système universitaire de l’époque.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, pp. 48-49

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, pp. 48-49

E.

Empiricism lurks a metaphor by Paul Veyne

Nothing is simpler or more empirical in appearance than causality. Fire makes water boil; the rise of a new class brings about a new ideology. This apparent simplicity camouflages a complexity we are unaware of, a polarity between action and passivity. Fire is an agent that makes itself be obeyed; water is passive and does what the fire makes it do. In order to know what will happen, it is necessary to see in what direction the cause moves the effect; for the effect can no more innovate than a billiard ball can when it is struck and propelled by another. Same cause, same effect; causality will mean regular succession. The empirical interpretation of causality is no different. It abandons the anthropomorphism of a slave-like effect, regularly obeying the order of its cause, but it retains the essential part of the argument, the idea of regularity. Under the false sobriety of empiricism lurks a metaphor.
Now, since one metaphor is as good as another, one could as easily speak of fire and boiling or a rising class and its revolution in different terms, in which only active subjects operated. Then one would say that when an apparatus is assembled, comprising fire, a pot, water, and an infinity of other details, water “invents” boiling and will reinvent it each time it is put on the fire. As an agent, it responds to a situation; it actualizes a polygon of possibilities and deploys an activity that channels a polygon of tiny causes, which are obstacles limiting this energy more than they are motors. The metaphor is no longer that of a ball thrown in a specific direction but that of an elastic gas occupying the space left to it. It is no longer by considering “the” cause that we know what the gas will do; or rather, there is no longer any cause. The polygon does not permit the prediction of the future configuration of this expansion of energy; rather, it is the expansion of energy that reveals the polygon. This natural resiliency is also called the will to power.
If we lived in a society in which this metaphorical scheme operated. we would have no trouble admitting that a revolution, an intellectual fashion, a thrust of imperialism, or the success of a political system responds not to human nature, the needs of society, or the logic of things, but that this is a fashion, a project that we get stirred up about.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 34-35

Rien de plus empirique et de plus simple, en apparence, que la causalité; le feu fait bouillir l’eau, la montée d’une classe nouvelle amène une nouvelle idéologie. Cette apparente simplicité camoufle une complexité qui s’ignore: une polarité entre l’action et la passivité; le feu est un agent qui se fait obéir, l’eau est passive et elle fait ce que le feu lui fait faire. Pour savoir ce qui se passera, il suffit donc de voir quelle direction la cause fait prendre à l’effet, qui ne peut pas plus innover qu’une boule de billard poussée par une autre dans une direction déterminée. Même cause, même effet: causalité signifiera succession régulière. L’interprétation empiriste de la causalité n’est pas différente; elle renonce à l’anthropomorphisme d’un effet esclave qui obéirait régulièrement à l’ordre de sa cause, mais elle en conserve l’essentiel: l’idée de régularité; la fausse sobriété de l’empirisme dissimule une métaphore.
Or, une métaphore en valant une autre, on pourrait tout aussi bien parler du feu et de l’ébullition ou d’une classe montante et de sa révolution en des termes différents, où il n’y aurait plus que des sujets actifs: on dirait alors que, lorsque est réuni un dispositif comprenant du feu, une casserole, de l’eau et une infinité d’autres détails, l’eau «invente» de bouillir; et qu’elle le réinventera, chaque fois qu’on la mettra sur le feu: comme un acteur, elle répond à une situation, elle actualise un polygone de possibilités, elle déploie une activité que canalise un polygone de petites causes; celles-ci sont plus des obstacles qui limitent cette énergie que des moteurs. La métaphore n’est plus celle d’une boule lancée dans une direction déterminée, mais d’un gaz élastique qui occupe l’espace qui lui est laissé. Ce n’est plus en considérant «la» cause que l’on saura ce que ce gaz va faire ou plutôt il n’y a plus de cause: le polygone permet moins de prévoir la future configuration de cette énergie en expansion qu’il n’est révélé par l’expansion elle-même. Cette élasticité naturelle est appelée aussi volonté de puissance.
Si nous vivions dans une société où ce schéma métaphorique serait consacré, nous n’aurions aucune peine à admettre qu’une révolution, une mode intellectuelle, une poussée d’impérialisme ou le succès d’un système politique ne répondent pas à la nature humaine, aux besoins de la société ou à la logique des choses, mais que ce sont des modes, des projets pour lesquels on s’enflamme.

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 47

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 44

T.

To believe is to obey by Paul Veyne

Each society had its doubters, who were more or less numerous and bold, depending on the indulgence displayed by the authorities. Greece had its share, as is attested by a remarkable line from Aristophanes‘ The Knights*. A slave despairing over his fate says to his companion in misfortune, “The only thing left to do is to throw ourselves at the feet of the gods,” and his comrade answers him, “Indeed! Say, then, do you really believe that there are gods?” I am not sure that this slave’s eyes were opened by the Sophist enlightenment. He belongs to the irreducible fringe of unbelievers who make their refusal less because of reason and the movement of ideas than in reaction to a subtle form of authority, the very same authority that Polybius attributed to the Roman Senate and that is practiced by all those who ally their throne to the altar**. Not that religion necessarily has a conservative influence, but some modalities of belief are a form of symbolic obedience. To believe is to obey. The political role of religion is not at all a matter of ideological content.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 31-32

Chaque société a eu se cancres en piété, plus ou moins nombreux et effrontés selon que l’autorité était plus ou moins indulgente, La Grèce a eu les siens au témoignage d’un vers remarquable des Cavaliers d’Aristophane*; un esclave qui désespère de son sort dit à son compagnon d’infortune: «Il ne nous reste plus qu’à nous jeter aux pieds de images des dieux », et son camarade lui répond: « Vraiment! Dis tu crois vraiment qu’il y a des dieux ?»; je ne suis pas sûr que ce esclave ait eu les yeux dessillés par les Lumières des Sophistes: appartient à la marge incompressible d’incrédules dont le refuses moins dû à des raisonnements et au mouvement des idées qu’a une réaction contre une forme subtile d’autorité, celle-là même que Polybe attribuait au sénat romain et que pratiqueront tous ceux qui allieront leur trône à l’autel**. Non que la religion ait nécessairement une influence conservatrice, mais certaines modalités de croyance sont une forme d’obéissance symbolique; croire, c’est obéir. Le rôle politique de la religion n’est nullement une affaire de contenu idéologique.

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 44

*Aristophane, Cavaliers, 32; cf. Nilsson, Geschichte der griech Religion, vol. I, p. 780

** Polybe, VI, 56; pour Flavius Josèphe, Contre Apion, Moïse a vu dans la religion un moyen de faire la vertu (II, 160). Même liaison utilitaire de la religion et de la morale chez Platon, Lois, 839 Cet 838 BD. Et chez Aristote, Métaph., 1074 B4.

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 44