H.

Historians can never predict anything by Paul Veyne

Thus, historians and sociologists can never predict anything and can always be right. As Bergson writes in his admirable study on the possible and the real, the inventive nature of becoming is such that it is only by a retrospective illusion that the possible seems to exist prior to the real : “How can we not see that if the event is always explained after the fact by such and such antecedent events, a completely different event would also be equally explained, in the same circumstances, by antecedents otherwise chosen-how to put it? by the same antecedents broken down, distributed, and perceived in a different way and, finally, by retrospective attention?” So let us not get too impassioned for or against the post eventum analysis of the causal structures among the student population of Nanterre in April, 1968. In May of 1968 or July of 1789, if the revolutionaries had for some minor reason discovered a passion for a new religiosity, after the fact we would probably be able to find, in their mentalité, a means of making this fashion understandable. The simplest way is still to conveniently break down the event rather than the causes. If May of 1968 is an explosion of dissatisfaction with the administration (surrounded, alas, by a charade which, being exaggerated, does not truly exist), the true explanation of May, 1968, will assuredly be the poor administrative organization of the university system of the time.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 36-37

Aussi les historiens et les sociologues peuvent-ils ne jamais rien prévoir et avoir toujours raison; comme l’écrit Bergson dans son admirable étude sur le possible et le réel, l’inventivité du devenir est telle que le possible ne semble préexister au réel que par une illusion rétrospective: “Comment ne pas voir que si l’événement s’explique toujours, après coup, par tels ou tels des événements antécédents, un événement tout différent se serait aussi bien expliqué, dans les mêmes circonstances, par des antécédents autrement choisis que dis-je ? par les mêmes antécédents autrement découpés, autrement distribués, autrement aperçus, enfin, par l’attention rétrospective ?” Aussi ne nous passionnerons nous pas pour ou contre l’analyse post eventum des structures causales dans la population étudiante de Nan- terre en avril 1968; en mai 68 ou en juillet 89, si les révolutionnaires, par quelque petite cause, avaient inventé de s’enflammer pour une religiosité nouvelle, nous trouverions bien, dans leur mentalité, le moyen de rendre cette mode compréhensible après coup. Le plus simple est encore de découper commodément l’événement lui-même plutôt que ses causes: si mai 68 est une explosion de mécontentement administratif (entouré, hélas ! d’une chienlit qui, étant exagérée, n’existe pas vraiment), la vraie explication de mai 68 sera assurément la mauvaise organisation administrative du système universitaire de l’époque.

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, pp. 48-49

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, pp. 48-49

E.

Empiricism lurks a metaphor by Paul Veyne

Nothing is simpler or more empirical in appearance than causality. Fire makes water boil; the rise of a new class brings about a new ideology. This apparent simplicity camouflages a complexity we are unaware of, a polarity between action and passivity. Fire is an agent that makes itself be obeyed; water is passive and does what the fire makes it do. In order to know what will happen, it is necessary to see in what direction the cause moves the effect; for the effect can no more innovate than a billiard ball can when it is struck and propelled by another. Same cause, same effect; causality will mean regular succession. The empirical interpretation of causality is no different. It abandons the anthropomorphism of a slave-like effect, regularly obeying the order of its cause, but it retains the essential part of the argument, the idea of regularity. Under the false sobriety of empiricism lurks a metaphor.
Now, since one metaphor is as good as another, one could as easily speak of fire and boiling or a rising class and its revolution in different terms, in which only active subjects operated. Then one would say that when an apparatus is assembled, comprising fire, a pot, water, and an infinity of other details, water “invents” boiling and will reinvent it each time it is put on the fire. As an agent, it responds to a situation; it actualizes a polygon of possibilities and deploys an activity that channels a polygon of tiny causes, which are obstacles limiting this energy more than they are motors. The metaphor is no longer that of a ball thrown in a specific direction but that of an elastic gas occupying the space left to it. It is no longer by considering “the” cause that we know what the gas will do; or rather, there is no longer any cause. The polygon does not permit the prediction of the future configuration of this expansion of energy; rather, it is the expansion of energy that reveals the polygon. This natural resiliency is also called the will to power.
If we lived in a society in which this metaphorical scheme operated. we would have no trouble admitting that a revolution, an intellectual fashion, a thrust of imperialism, or the success of a political system responds not to human nature, the needs of society, or the logic of things, but that this is a fashion, a project that we get stirred up about.

Paul Veyne, Did the Greeks Believe in Their Myths?: An Essay on the Constitutive Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 1988, pp. 34-35

Rien de plus empirique et de plus simple, en apparence, que la causalité; le feu fait bouillir l’eau, la montée d’une classe nouvelle amène une nouvelle idéologie. Cette apparente simplicité camoufle une complexité qui s’ignore: une polarité entre l’action et la passivité; le feu est un agent qui se fait obéir, l’eau est passive et elle fait ce que le feu lui fait faire. Pour savoir ce qui se passera, il suffit donc de voir quelle direction la cause fait prendre à l’effet, qui ne peut pas plus innover qu’une boule de billard poussée par une autre dans une direction déterminée. Même cause, même effet: causalité signifiera succession régulière. L’interprétation empiriste de la causalité n’est pas différente; elle renonce à l’anthropomorphisme d’un effet esclave qui obéirait régulièrement à l’ordre de sa cause, mais elle en conserve l’essentiel: l’idée de régularité; la fausse sobriété de l’empirisme dissimule une métaphore.
Or, une métaphore en valant une autre, on pourrait tout aussi bien parler du feu et de l’ébullition ou d’une classe montante et de sa révolution en des termes différents, où il n’y aurait plus que des sujets actifs: on dirait alors que, lorsque est réuni un dispositif comprenant du feu, une casserole, de l’eau et une infinité d’autres détails, l’eau «invente» de bouillir; et qu’elle le réinventera, chaque fois qu’on la mettra sur le feu: comme un acteur, elle répond à une situation, elle actualise un polygone de possibilités, elle déploie une activité que canalise un polygone de petites causes; celles-ci sont plus des obstacles qui limitent cette énergie que des moteurs. La métaphore n’est plus celle d’une boule lancée dans une direction déterminée, mais d’un gaz élastique qui occupe l’espace qui lui est laissé. Ce n’est plus en considérant «la» cause que l’on saura ce que ce gaz va faire ou plutôt il n’y a plus de cause: le polygone permet moins de prévoir la future configuration de cette énergie en expansion qu’il n’est révélé par l’expansion elle-même. Cette élasticité naturelle est appelée aussi volonté de puissance.
Si nous vivions dans une société où ce schéma métaphorique serait consacré, nous n’aurions aucune peine à admettre qu’une révolution, une mode intellectuelle, une poussée d’impérialisme ou le succès d’un système politique ne répondent pas à la nature humaine, aux besoins de la société ou à la logique des choses, mais que ce sont des modes, des projets pour lesquels on s’enflamme.

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 47

Paul VeyneLes Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, 1983, Editions du Seuil, Points Essai, p. 44

S.

Some secret blasphemy stinks to Heaven by Arthur Miller

Hale: Proctor, I cannot think God be provoked so grandly by such a petty cause. The jails are packed – our greatest judges sit in Salem now – and hangin’s promised. Man, we must look to cause proportionate. Were there murder done, perhaps, and never brought to light? Abomination? Some secret blasphemy that stinks to Heaven? Think on cause, man, and let you help me to discover it. For there’s your way, believe it, there is your only way, when such confusion strikes upon the world.

HALE, ébranlé : Je ne crois pas que Dieu aurait permis de si terribles effets pour une si petite cause. Les prisons sont pleines, les juges les plus éminents siègent à Salem et l’ombre de la potence est là. Il me paraît juste de penser à une cause proportionnée à cet appareil. Peut être qu’à Salem, un meurtre a été commis et jamais dévoilé. Une abomination, quelque secret blasphème dont l’odeur empoisonne le ciel, que sais-je ? Pensez-y, Proctor, aidez-moi à découvrir le péché criminel dont le secret pèse sur les destins de Salem. C’est la seule façon d’agir dans un monde frappé d’aberration.

Arthur MILLER, Les sorcières de Salem (1952), Trad. Marcel AYME, Robert Laffont, Paris, 2015, p. 125

The Crucible

T.

Time and Causality by Carlo Rovelli

In other words, the existence of common causes in the past is only a manifestation of the past low entropy. In a state of thermal equilibrium, or in a pure mechanical system, a direction of time indicated by the causation does not exist.

Dit autrement, l’existence de causes communes dans le passé n’est qu’une manifestation de la basse entropie passée. Dans un état d’équilibre thermique, ou dans un système purement mécanique, une direction du temps indiquée par la causation n’existe pas.

Carlo ROVELLI, L’ordre du temps, Flammarion Champs Science, Paris, 2019, p. 194