S.

Shame as a psychoanalysis function by Frédéric Gros

This is how you were able to ashame me, ashamed of my academic discourse, ashamed of having let people think things were simple and of having proclaimed that obscurity was always the coward’s rhetoric. Shame to have received with pleasure this “compliment” from listeners: “thank you, thank you, it was wonderfully clear; we understood everything, listening to you makes us feel intelligent”. Is there nothing worse than to inspire this, I mean: if it is subversive and real, shouldn’t teaching make everyone feel stupid?


Shame. I come back with you to this affect, whose lapidary evocation frames the last lesson of your 1970 seminar – you know, the seminar of the four speeches, the ’68 assessment, the aftermath of the Vincennes student’s “meeting”, your political seminar. The sending of your last sentence, like a click of heels, stopped me for a long time: the idea that after all, if there is a function of psychoanalysis, it would be to make us ashamed – and I retain from this proposal enough to worry our time, which aims at the emancipation of shame at all costs, its enraged overcoming.


And certainly, one cannot but be caught in this first evidence, this first appreciation: shame, whether it is “moral” (I mean confused with guilt), social (shame of being poor) or post-traumatic (shame of having lived what I have lived, the persistent echo of the trauma in the existence) is a suffering that blocks the becomings, that encloses the subject in and on itself, that forces him to silently dwell on his uneasiness, that makes him falter, that disintegrates and empties. From this shame, one can only demand to be delivered, so much it condemns to silent sufferings, diminishes the existence, exacerbates the self-hatred, curls up the vital affirmation.


An immense part of the modern ethos has been played in the furious denunciation of shame. Already Spinoza defined it as that “sadness” which is born from seeing “one’s actions despised by another”. Nietzsche will see it as the human evil par excellence. So, the sequence of The Gay Science: “Who do you call evil? He who always wants to shame. – What is more human? To spare one’s neighbor shame. How do we recognize real freedom? By not being ashamed of oneself.” Or Zarathustra: “Shame, shame, shame – that is the history of man.”


C’est ainsi que vous avez pu me faire honte, honte à moi de mon discours universitaire, honte d’avoir laissé penser à ce point que les choses étaient simples et d’avoir proclamé que l’obscurité était toujours la rhétorique du lâche. Honte d’avoir reçu avec plaisir ce « compliment » d’auditeurs : « merci, merci, c’était merveilleusement clair; nous avons tout compris, à vous écouter on se sent intelligent ». N’y a-t-il rien de pire que d’inspirer cela, je veux dire : s’il est subversif et réel, l’enseignement ne doit-il pas faire sentir à chacun sa bêtise?

Honte. Je reviens avec vous sur cet affect, dont l’évocation lapidaire encadre la dernière leçon de votre séminaire de 1970 -vous savez bien, le séminaire des quatre discours, du bilan 68, de l’après « rencontre » des étudiants de Vincennes, votre séminaire politique. C’est l’envoi de votre dernière phrase, comme un claquement de talons, qui m’a longtemps arrêté : l’idée qu’après tout, s’il y a une fonction de la psychanalyse, ce serait celle de nous faire honte – et je retiens de cette proposition assez pour inquiéter notre époque, elle qui vise l’affranchissement à tout prix de la honte, son dépassement enragé.

Et certes, on ne peut qu’être pris dans cette première évidence, cette première appréciation: la honte, qu’elle soit « morale » (je veux dire confondue avec la culpabilité), sociale (honte d’être pauvre) ou post-traumatique (honte d’avoir vécu ce que j’ai vécu, le persistant écho du traumatisme dans l’existence) est une souffrance qui bloque les devenirs, qui renferme le sujet dans et sur lui-même, le contraint à ressasser silencieusement son mal-être, le fait vaciller, le délite et le vide. De cette honte, on ne peut qu’exiger d’être délivré, tant elle condamne à des souffrances silencieuses, diminue l’existence, exacerbe la haine de soi, recroqueville l’affirmation vitale.

Une immense partie de l’êthos moderne s’est jouée dans la dénonciation furieuse de la honte. Déjà Spinoza la définissait comme cette «tristesse » qui naît de voir « ses actions méprisées par un autre ». Nietzsche y verra le mal humain par excellence. Soit la séquence du Gai savoir: « Qui appelles-tu mauvais ? Celui qui toujours veut faire honte. – Qu’y a-t-il de plus humain? Épargner à son prochain la honte. À quoi reconnaît-on la liberté réelle ? Au fait de ne plus avoir honte de soi-même. » Ou encore Zarathoustra: «Honte, honte, honte – c’est là l’histoire de l’homme ».

Coll. réuni par Laurie Laufer, Frederic Gros, “J’écris par-delà toute communication raisonnablement envisageable” in Lettres à Lacan, Thierry Marchaisse Edition, Paris, 2018, p. 181-182

I.

Interest in what is true ceases as it guarantees less pleasure by Friedrich Nietzsche

#251 The Future of Science – To him who works and seeks in her, Science gives much pleasure,— to him who learns her facts, very little. But as all important truths of science must gradually become commonplace and everyday matters, even this small amount of pleasure ceases, just as we have long ceased to take pleasure in learning the admirable multiplication table. Now if Science goes on giving less pleasure in herself, and always takes more pleasure in throwing suspicion on the consolations of metaphysics, religion and art, that greatest of all sources of pleasure, to which mankind owes almost its whole humanity, becomes impoverished. Therefore a higher culture must give man a double brain, two brain-chambers, so to speak, one to feel science and the other to feel non-science, which can lie side by side, without confusion, divisible, exclusive; this is a necessity of health. In one part lies the source of strength, in the other lies the regulator; it must be heated with illusions, onesidednesses, passions; and the malicious and dangerous consequences of overheating must be averted by the help of conscious Science. If this necessity of the higher culture is not satisfied, the further course of human development can almost certainly be foretold : the interest in what is true ceases as it guarantees less pleasure; illusion, error, and imagination reconquer step by step the ancient territory, because they are united to pleasure; the ruin of science: the relapse into barbarism is the next result; mankind must begin to weave its web afresh after having, like Penelope, destroyed it during the night. But who will assure us that it will always find the necessary strength for this?

Friedrich Nietzsche, Human All Too Human – A book for free spirits – Part 1, Translated by Helen Zimmern, London, 1910, #251, p. 232 – 233

#251 Avenir de la science – La science donne à celui qui y consacre son travail et ses recherches beaucoup de satisfaction, à celui qui en apprend les résultats, fort peu. Mais comme peu à peu toutes les vérités importantes de la science deviennent ordinaires et communes, même ce peu de satisfaction cesse d’exister : de même que nous avons depuis longtemps cessé de prendre plaisir à connaître l’admirable Deux fois deux font quatre. Or, si la science procure par elle-même toujours de moins en moins de plaisir, et en ôte toujours de plus en plus, en rendant suspects la métaphysique, la religion et l’art consolateurs : il en résulte que se tarit cette grande source du plaisir, à laquelle l’homme doit presque toute son humanité. C’est pourquoi une culture supérieure doit donner à l’homme un cerveau double, quelque chose comme deux compartiments du cerveau, pour sentir, d’un côté, la science, de l’autre, ce qui n’est pas la science : existant côte à côte, sans confusion, séparables, étanches : c’est là une condition de santé. Dans un domaine est la source de force, dans l’autre le régulateur : les illusions, les préjugés, les passions doivent servir à échauffer, l’aide de la science qui connaît doit servir à éviter les conséquences mauvaises et dangereuses d’une surexcitation. — Si l’on ne satisfait point à cette condition de la culture supérieure, on peut prédire presque avec certitude le cours ultérieur de l’évolution humaine : l’intérêt pris à la vérité cessera à mesure qu’elle garantira moins de plaisir ; l’illusion, l’erreur, la fantaisie, reconquerront pas à pas, parce qu’il s’y attache du plaisir, leur territoire auparavant occupé : la ruine des sciences, la rechute dans la barbarie est la conséquence prochaine ; de nouveau l’humanité devra recommencer à tisser sa toile, après l’avoir, comme Pénélope, détruite pendant la nuit. Mais qui nous est garant qu’elle en retrouvera toujours la force ?

Friedrich Nietzsche, Humain Trop Humain (première partie), Trad. A.-M. Desrousseaux, Société du Mercure de France, 1906, #251, p.278-279